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Ces machines à sous qui ne disent pas leur nom

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Michel Lauwers

27 février 2019 Aujourd'hui à10:15

Une grande partie des 16.000 cafés du royaume propose à leurs clients de jouer sur des machines 3.3. Au départ de simples jeux de cartes automatisés, ce sont devenus de véritables slots, exploités en dehors de tout contrôle. Le fédéral veut enfin les limiter, mais risque de faire pis que mieux.

Un café à deux pas de la gare du Nord, côté rue d’Aerschot, un quartier déshérité de Bruxelles. Une seule porte d’entrée, un seul bar, mais deux salles qui communiquent par l’arrière.

Dans la première, deux bingos et quatre machines 3.3. Il est seize heures, en semaine. Un homme joue devant une machine en silence, laborieusement.

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On passe dans la deuxième salle, pour découvrir deux autres billards électriques et quatre 3.3. Un grand adolescent, le visage disparaissant sous une capuche, maltraite une 3.3. Il la prend à bras-le-corps, la secoue, la frappe, avant de la laisser retomber. À l’écran de la machine, les cartes ne s’alignent pas comme il le voudrait dans les trois rangées. J’interroge du regard le "fixeur" familier du milieu qui m’a guidé jusqu’ici. "Il semble ignorer que les mouvements des cartes sont déterminés par un logiciel", me dit-il.

Nous jouons à notre tour à une des autres machines. Je perds 10 euros en deux minutes, mon accompagnateur résiste un peu mieux: durant quelques secondes, il a été crédité d’un gain d’un peu plus d’un euro, avant de le perdre et de s’enfoncer lui aussi dans le rouge. On passe à une autre machine, même topo. L’argent file, par billet de cinq euros introduit dans l’engin. On retourne au bar pour commander une bière, que nous sert une barmaid s’exprimant avec un accent slave. "Ils ont découpé leur établissement en deux, m’explique le fixeur. Comme ça, ils respectent la loi sur les bingos qui limite leur exploitation à deux par café." Et pour les 3.3? "Ils pensent sans doute que la règle est de quatre machines…"

"C’étaient en effet des jeux addictifs. Un tremplin vers les vrais jeux de hasard."

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Si l’on se réfère à la Commission des jeux de hasard et à sa note d’information sur l’utilisation de ces "machines à petits gains et petites mises", ils se trompent: la note limite leur exploitation à une seule machine 3.3 par débit de boissons. Si l’on pose la question au cabinet du ministre de tutelle Koen Geens (Justice, CD&V), on obtient toutefois une autre réponse: "Pour ces machines-là, il n’y avait pas de limitation car elles ne tombaient pas sous le régime de la loi sur les jeux de hasard", dit la porte-parole Sieghild Lacoere, qu’on cite au passé car le gouvernement fédéral a adopté un arrêté et de déposer un projet de loi en vue de réduire l’offre de ce type de jeux.

C’est un des nombreux flous juridiques qui entourent cette branche du secteur: ces machines ont été introduites il y a près de vingt ans dans les cafés pour y remplacer les "slots", qui avaient été interdits, en interprétant abusivement un régime d’exemption prévu dans la loi.

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Caisse noire

Mais poursuivons nos visites. Un deuxième café ouvert près de la place Bockstael, à Laeken, de format plus classique: une seule salle en longueur, avec un zinc le long du mur, deux bingos et cinq machines 3.3. L’ambiance est moins lourde, entre autres parce qu’une grande baie vitrée laisse entrer la lumière du jour. Détail étonnant, un homme d’une cinquantaine d’années joue sur deux machines à la fois: il se tient debout entre les deux et enfonce simultanément les deux boutons avec ses deux mains. Ambidextre, pressé ou simplement âpre au gain, le type? Ce qui est sûr, c’est qu’il a un problème d’addiction au jeu…

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Un autre joueur – à moins que ce ne soit le tenancier? – passe devant nous en fumant une cigarette. Autre détail insolite, au mur derrière lui est affiché un procès-verbal indiquant que le café a été mis à l’amende précisément parce qu’on y a enfreint l’interdiction de fumer dans les lieux publics… On commande un petit noir à la serveuse qui s’exprime dans un français approximatif. "Les Roumaines sont très appréciées par les exploitants de bar car elles tiennent bien tête aux hommes", me glisse mon guide. Je joue quelques euros, que je perds rapidement.

Un troisième établissement nous tend les bras près du Petit Château, le long du canal. Ici, on parle français et grec. Surtout grec. Un bar, deux bingos, huit machines 3.3 et une arrière-salle équipée de rangées de chaises ainsi que d’un écran mural… On prend un café, on joue, on perd. À nos côtés, un sosie du premier joueur rencontré près de la gare du Nord, affronte une 3.3 avec opiniâtreté. Sans cesse, il réintroduit des euros dans la machine. Et il perd également en continu.

"On gagne parfois?" C’est rare, mais cela arrive, répond le fixeur. Quand ce sont de petits gains de quelques euros, généralement, on ne peut que les remettre en jeu. Quand c’est plus… Il a gagné lui-même deux fois 40 euros, dans deux établissements différents. Le montant s’affichait à l’écran. Il l’a signifié à chaque fois au tenancier, avec dans les deux cas la même comédie: l’exploitant a ouvert une arrière-salle, en a sorti une caisse différente de celle du comptoir, en a sorti deux billets de vingt qu’il lui a remis, sans ticket. Et basta… Autrement dit, ni les gains, ni les revenus n’ont été déclarés.

Une dangereuse exemption

Dans quelle pièce joue-t-on ici? La loi du 7 mai 1999 sur les jeux de hasard a, en son article 3.3 (d’où le nom générique de ces jeux), exempté du régime de licence et de contrôle "les jeux de cartes ou de société pratiqués en dehors des établissements de jeux de hasard de classe I et II" (les casinos et les salles de jeux), ainsi que les jeux exploités dans des parcs d’attraction ou des kermesses, pour autant qu’ils n’impliquent qu’"un enjeu très limité, ne procurant au joueur qu’un avantage matériel de faible valeur". Ce qu’on a appelé les jeux "à petites mises et petits gains". Ce régime d’exception implique que, contrairement au cas des bingos, les exploitants ne doivent ni obtenir une licence auprès du régulateur, ni contrôler l’âge des joueurs.

"Le système a été dévoyé. Des gens ayant perdu leur licence pour les bingos se sont rabattus sur les 3.3."

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Le secteur des cafetiers et celui des placeurs de machines ont interprété largement cette disposition. Ils ont réintroduit des machines de jeux de cartes dans les débits de boisson afin de compenser l’interdiction des slots. Au fil du temps, ils se sont enhardis et ces machines exploitées hors de toute régulation sont devenues plus dangereuses (plus addictives) car les enjeux ont connu une forte inflation.

La Commission des jeux de hasard a tenté à plusieurs reprises de poser des limites. Dans sa note du 14 janvier 2009, elle a décrété que chaque débit de boissons (et chaque agence de paris) ne pouvait installer qu’une machine 3.3. La Justice s’en est mêlée aussi: Dans une circulaire de 2004, le Collège des procureurs généraux près les cours d’appel a fixé l’enjeu à 0,22 euro maximum et le gain matériel à 6,20 euros. Côté impôt, les 3.3 sont soumises comme les bingos à la taxe sur les appareils automatiques de divertissement, mais comme ces machines sont censées ne tolérer que de faibles enjeux, elles bénéficient de la catégorie de jeux la moins taxée (la E): 150 euros par machine et par an en Flandre, 160,7 à Bruxelles et 173,34 en Wallonie (matière régionale). Elle est matérialisée par l’apposition d’une vignette sur la machine.

Bien qu’elle échappe à la régulation, l’exploitation des machines 3.3 a tout de même fait l’objet de contrôles sporadiques pendant une douzaine d’années, histoire de vérifier qu’on n’abusait pas (trop) du système. Mais un conflit de compétences a surgi à ce sujet entre l’administration des Finances et la Commission des jeux de hasard en 2013, avec pour résultat que les deux ont baissé les bras. Depuis, les enjeux et le nombre d’appareils ont encore enflé.

157 cafés passés au crible

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Le bureau conseils BDO a mené une étude sur ce segment du marché des jeux l’an dernier. Il a testé 157 cafés choisis aléatoirement parmi les 16.119 établissements que comptent les trois Régions. Il y a fait du "mystery shopping". Ses principales conclusions: 104 des 157 cafés exploitent plus d’une machine 3.3 (il y en a même un à Anvers qui en compte 23); 35% des machines ne présentent pas de vignette fiscale ou en montrent une illisible. Difficile d’extrapoler sur cette base, car on ignore combien de machines 3.3 sont proposées dans l’ensemble des 16.119 cafés du royaume. L’évaluation la plus basse, citée notamment par le secteur de l’horeca, fait état de 5 à 6.000 machines; selon la plus haute, le marché belge comprend quelque 20.000 machines. Le bureau BDO s’est risqué à faire quelques extrapolations pour évaluer le manque à gagner fiscal pour les Régions. Il se calcule en millions d’euros. S’ajoute à cela le fait que comme les enjeux et les gains s’avèrent plus élevés que prévu, les machines devraient être taxées dans une catégorie plus élevée…

Les cafetiers se défendent de vouloir profiter du système. "L’arrivée de ces machines avait été saluée par les placeurs et les cafetiers au départ, puisque le public s’était désintéressé des flippers et que les slots avaient été interdits", souligne Yves Collette, secrétaire de la fédération Horeca Wallonie et ancien exploitant de café. "Mais le système a été dévoyé, convient-il. Des gens qui avaient perdu leur licence pour les bingos se sont rabattus sur les 3.3 et en ont multiplié le nombre."

Réforme incomplète

"Ce qui intéresse notre fédération, c’est de défendre la rentabilité des cafetiers, poursuit Collette. Le secteur traverse de graves difficultés. Ces machines rapportent, dans le meilleur des cas, 300 à 500 euros par mois au cafetier. C’est marginal, mais ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières."

"C’est bien qu’on régule le secteur. Les gens sans licence qui installaient beaucoup de machines et qui n’étaient pas de vrais cafetiers devraient disparaître du paysage. Pour les cafetiers droits dans leurs bottes, ce sera plus dur"

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Yves Colette

Le gouvernement fédéral a fini par s’émouvoir du développement des machines 3.3 hors de tout contrôle. "Ces jeux ne tombaient pas sous le coup de la loi, souligne Sieghild Lacoère, au cabinet Geens. Cela signifiait: pas de contrôle, pas de vérification de l’âge du joueur. Les mineurs pouvaient y jouer. Mais c’étaient en effet parfois des jeux addictifs. Un tremplin vers de vrais jeux de hasard. Offerts dans des cafés, où des mineurs en venaient à consommer de l’alcool." L’an dernier, le fédéral a mis en chantier un grand nettoyage. "Le nombre de machines qui pourront encore être placées dans les cafés sera de deux jeux de hasard (de type bingo, NDLR) et deux autres machines. Ce ne sera donc plus illimité comme aujourd’hui, résume Lacoère. Ces jeux seront aussi régulés et contrôlés. Nous créons à cette fin une nouvelle catégorie: les jeux à faible enjeu."

La réforme prévoit d’interdire purement et simplement les machines 3.3 actuelles dans les cafés et de les remplacer par de nouvelles machines à faibles mises et faibles gains qui feront, elles, l’objet d’une délivrance de licence et d’un double contrôle: de l’âge du joueur (18 ans) et de chaque appareil. Chaque cafetier intéressé devra demander une licence ad hoc à la Commission des jeux de hasard et ne pourra installer plus de deux de ces machines, à côté de maximum deux bingos.

La fédération Horeca Wallonie approuve: "C’est bien qu’on régule le secteur, dit Yves Collette. Les gens sans licence qui installaient beaucoup de machines et qui n’étaient pas de vrais cafetiers devraient disparaître du paysage. Pour les cafetiers droits dans leurs bottes, ce sera plus dur: la taxe à payer par machine passera à 1.000 euros. Et pour obtenir la licence, il faudra aussi le feu vert du bourgmestre."

À noter que du côté des fournisseurs de machines, les changements qui se préparent ne suscitent pas la levée de boucliers à laquelle on se serait attendu. Victor Bosquin, qui dirige Unibox, un des principaux fabricants de bingos et de machines 3.3 de Belgique, dit ainsi se réjouir de l’arrivée de la nouvelle régulation. Elle permettra de sortir du marché ceux qui ne suivent pas les règles, souligne-t-il comme en écho à Yves Collette.

Reste un problème de taille. Le projet de loi interdisant les machines 3.3 n’a pas encore été voté, lui. Et suite à la chute du gouvernement Michel I, il n’est pas sûr qu’il le soit d’ici les élections. Le risque est dès lors réel qu’on continue à exploiter les 3.3 en plus des deux bingos et des deux nouvelles machines par café… Ce qui serait une catastrophe.

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Source: L'Echo